30 juin 2022

Taillecolline (1)

 
 
Un récit amateur random sur DF, écrit il y a plusieurs années (2017) pendant de longs cours de biologie moléculaire. Le support papier partant en lambeaux, je le stocke ici pour la postérité personnelle. Contient : des nains, du combat, du drame, un soupçon de deus-ex-machina. Pour la bonne compréhension de certains éléments, je vous rappelle que nos nains ont une espérance de vie d'environ 150 années.

I. Prévoyance et préparations

   Reg suit le chemin jusqu'aux portes, à travers plantations d'herbes et pâtures pour le bétail. De nombreux nains s'activent pour recevoir les invités du lendemain, une délégation diplomatique elfe. Les grandes dalles de calcaire qui servent aux marchands étrangers pour présenter leurs biens sont nettoyées, et le chef maçon, Dagtur Vent-léger, galope d'un côté à un autre pour surveiller les gravures réalisées par ses jeunes apprentis. Des tapisseries teintées de bleu ornent certains piliers, dépeignant des marteaux, des piques, des gemmes ou des nains. La tête d'ours en pierre surplombant les portes est elle aussi polie et débarrassée de ses grosses plaques de lichen envahissantes.
 
    La naine passe sans s'arrêter et rentre dans la forteresse. Elle va immédiatement voir Borkog pour lui annoncer la réussite de sa mission. À son habitude, celui-ci s'occupe des recrues dans les baraquements. Au fond, des adolescents s'entraînent au maniement de la hache. Reg franchit une porte décorée en métal, pour accéder à la petite bibliothèque de Taillecolline. Borkog Salve, ancien combattant du corps d'armée principal en poste à la capitale, s'était découvert une passion pour les livres et les ouvrages lorsqu'il a été réformé instructeur. "Ce n'est pas une partie de plaisir de lire tous ces mémoires." dit-il souvent à ses étudiants paresseux. "Une armée n'est rien sans stratégie ni tactique. Un bon leader est un nain instruit." 
Quand Reg rentre dans la salle, le vieux soldat est penché sur une carte des environs, ses moustaches blondes ternies touchant presque les sourcils broussailleux de son jeune élève assis à côté. Borkog relève la tête, et aperçoit la masse naine volée, un peu rouillée, mais dépourvue de toute tâche de sang. 
- "Tu l'as retrouvé ?" 
La naine ouvre sa sacoche et sort le collier du bout des doigts. La chaîne étincelle sous la lumière des torches. Après quelques secondes de contemplation, l'instructeur hoche légèrement la tête, et Reg replace le bijou dans son étui improvisé. 
- "C'est bien." ajoute t-il. 
Il y a un blanc. Certes, la naine ne s'attendait pas à une effusion de joie, mais pas non plus à une telle réponse. Borkog semble deviner ses pensées. 
- "Hé bien ? Réussir cette escarmouche ne te donne pas le droit de manquer à tes corvées, feignante ! Tu as les capacités d'un gobelin tétraplégique ! Aller, on bouge !" 
Habituée au caractère de son professeur, le nain le plus grincheux du monde, Reg s'exécute et sort de la bibliothèque au petit trot, en laissant la sacoche sur le table. Tout d'abord un peu troublée, elle esquisse finalement un sourire. Même si il ne l'avait pas dit, cette réussite signifiait tout de même qu'elle était plus libre qu'avant. Et puis, ce n'était pas le seul nain ici à qui elle devait annoncer la nouvelle. 
Elle retourne dans les allées principales, et se dirige vers les quartiers des habitants de Taillecolline. Dans les couloirs qui mènent aux chambres, tout est très calme en milieu de journée. Reg frappe à une porte bien précise. Un grognement faible répond. La naine pousse le battant, et rentre dans la chambre de son ami Danrist. Celui-ci est installé à sa table en pierre, piles de papiers et de livres à portée de main. 
- "Toi aussi tu es studieux aujourd'hui." dit Reg en souriant. "Je reviens de la bibliothèque." 
Elle prend un instant pour lever les yeux. Les murs sont couverts de scènes gravées dans la roche, représentant des nains en armures et des combats. Elle s'était toujours dit qu'une telle décoration dans sa propre chambre lui donnerait des cauchemars. 
- "Regarde Reg. C'est ce dont je te parlais la dernière fois." 
Elle se penche sur les esquisses. La plus grande feuille représente un visage humain couvert de tatouages, des symboles et des formes étranges. 
- "J'en ai des dizaines comme celui-ci. En fait, aucun d'entre eux ne se ressemble. Chaque dessin est unique et correspond au démon occis par le guerrier." 
- "Dan." dit-elle en s'appuyant sur un rebord de la table. "Tu n'as pas besoin de rejoindre je ne sais quel ordre ésotérique pour prouver ta valeur. Tu sais bien que Borkog t'a toujours entraîné sans distinction avec le reste d'entre nous." 
Le nain fait la moue.
- "C'est vrai. Mais tu sais aussi bien que moi que pour être en faction au Pilier, il faut passer un entretien avec les instructeurs royaux. Ils ne m'engageront jamais, quels que soient mes faits d'armes. Je suis certain que depuis toutes ces années, les colporteurs ont du façonner une sorte de mythe autour de mon existence."
- "Cela ne t'a pas empêché de tous nous défaire il y a deux jours sur le terrain d'entraînement ! Tu es le préféré du vieux blond pour ça." 
- "Et je le referai avec joie !" s'exclame t-il en tapant du poing sur la table. "Assez parlé de moi. Alors, cette épreuve ?" 
- "Réussie, bien sûr. J'ai retrouvé le collier parmi les kobolds. Il n'y a pas eu de carnage." 
- "Ne le dit pas à l'émissaire du Pilier. S'il le pouvait, il exterminerait toutes ces créatures pour s'en faire des manteaux." 
- "Enfin bref, je suppose que je pourrai me permettre de prendre part aux patrouilles d'éclaireurs à partir de maintenant." 
Danrist esquisse un sourire narquois. 
- "Pour ça," dit-il, "il faudrait que tu manie correctement l'arbalète." 
- "Je n'ai pas le temps de m'entraîner. Si Borkog apprend que je te tire à l'arc, il va me battre à mort avec un volume de tactique militaire." 
- "Soit. De toute manière, seul ton succès importe. Compte sur Marduk pour nous mitonner un festin ce soir. Allons l'annoncer aux autres !" 
 
    Reg et Danrist passèrent le reste de la journée à vagabonder. Ils évitèrent avec soin leur instructeur, qui les aurait renvoyés aux études s'il les avait aperçus aussi oisifs. Le soir, la plupart des nains se réunissent au Hall de Bronze après une dure journée de travail, pour manger, boire des pintes et discuter des nouvelles. L'atmosphère est chargée d'odeurs de nourriture et d'alcool. 
- "Si nous convions les elfes qui arrivent demain à une telle soirée, ils risquent fort de ne pas en sortir intacts !" dit Danrist en riant. 
- "Ces oreilles pointues sont des rabats-joie de première." ajoute son père Gemedon, qui a déjà vidé plusieurs tasses de liqueur de fraise. "Ils boivent du suc de fleur, exigent du cristal pour poser leur derrière. Je suis sûr qu'ils font des trucs bizarres avec leurs chevaux encornés. Sales bêtes, pour sûr !" 
Vardonce Joncblanc, qui est assis à côté de lui, fixe un point lointain de la salle, le nez et les oreilles rougies par la bière. Il lève une pinte et la fait tournoyer en l'air, envoyant des lampées d'alcool sur les champignons frits de Gemedon. 
- "DES LICORNES QUE ÇA S'APPELLE. LIIII-..." 
Il s'interrompt brusquement, et se remet à fixer passivement son assiette vide. 
- "Il décuvera d'ici ce soir." assure Danrist. Reg reprend une part de lapin en sauce. 
- "J'ai entendu dire que les elfes venaient pour renégocier notre alliance. Il y a eu du mouvement au Nord. Des gobelins ont été aperçus." 
- "Il fallait bien que ça arrive un jour ou l'autre." soupire Gemedon. "Vingt-deux ans qu'on les a repoussés. Ils reviennent toujours, ces corniauds. Ils rêvent de voir nos têtes sur des piques, et ils n'y arrivent jamais." 
- "Qu'ils reviennent alors !" s'écrit Danrist en brandissant sa fourchette en bois. "On les découpera, et de ferais des pots de fleurs de leurs crânes !" 
- "Peut-être que le sang gobelin te fera pousser des poils sur la mâchoire !" jette Gimlek, un apprenti de Borkog. 
- "Bon sang, toi ! Je vais t'apprendre le respect, maudit gremlin !" 
Danrist tente de le harponner de sa fourchette, et le rate de peu. Les discussions vont bon train. À côté de Reg, son amie Linen semble pensive. Elle ne remarque pas qu'elle est observée par sa voisine, le regard fixé sur un nain situé quelques tablées plus loin. 
- "Va lui parler, au lieu de le regarder bêtement et de l'éviter toute la journée." lance Reg. 
La phrase sort Linen de sa torpeur. Elle rougit et repousse une mèche dorée qui lui tombe sur le visage. 
- "Facile à dire." dit-elle à voix basse. "Et si je ne sais pas lui dire, que j'ai l'air ridicule ?" 
- "Je suis sûre qu'il te trouvera intéressante. Et puis, tu ne peux pas passer tes semaines à te morfondre et à imaginer ce que cela pourrait être." 
- "Tu l'a bien regardé, Reg ? Il pourrait piocher et avoir n'importe quelle dame du Pilier à ses côtés s'il le voulait." 
Reg ne dit rien. C'était vrai. Edëm Garli, commandant des forces armées de Taillecolline, était rentré précocement dans ses fonctions grâce à ses prouesses contre les menaces des environs. Son visage bien fait et ses traits affutés étaient sublimés par ses cheveux mi-longs attachés en une courte queue, et surtout par une barbe fournie et ténébreuse. Et pourtant, à quarante trois ans, il n'était pas accompagné. 
- "De toute manière," reprend Reg après un court silence, "s'il ne craque pas pour toi il ne le fera pour personne. Tu es la plus jolie naine que j'ai jamais vu, et su sais bien qu'il est passé beaucoup de hautes dames du Pilier. Y compris des soi-disant beautés pâles des Chambres Rouges." 
- "Tu le pense vraiment ?" 
- "Évidemment que je le pense. Je te l'ai toujours dit." 
Linen sourit timidement, les joues roses. 
- "Alors, quelqu'un craque encore pour notre charmant commandant ?" lance Danrist à haute voix. 
- "Shhh, pas si fort !" siffle la naine blonde sur un tout autre ton. 
- "Je vais aller lui parler de toi." ajoute-t-il. 
- "Si tu fais ça, je t'étouffe avec les cailles farcies de Marduk." 
- "La promesse d'une mort magnifique." ajoute le jeune guerrier en riant.
 
    Après une douce nuit de sommeil et un bain dans la rivière voisine, Reg participe aux derniers préparatifs pour recevoir la délégation invitée. Toutes les allées sont nettoyées, des tentes et des meubles sont installés à l'extérieur pour permettre aux elfes de passer le moins de temps possible dans les souterrains. Toute la forteresse est aérée du mieux possible et l'intégralité des torches sont changées, afin d'atténuer la fumée ambiante présente dans les couloirs. 
À midi, l'entrée est totalement transformée. Les emblèmes Mâche-Ours sont présents un peu partout, ainsi que ceux de Vendilin : le principal étant un chêne dorée sur un vert forestier. Peu après le repas, les premiers nains reportent l'arrivée d'une caravane en contrebas. Le maire Pommelier arrive en clopinant sur le parvis de la forteresse, nouant son manteau en cuir brodé avec une ceinture décorée d'un ours en cuivre. Il remonte son gros ventre en dodelinant, et arrange la toison frisée qui lui sert de cheveux. Pour les grandes occasions, sa barbes est toujours arrangés en deux tresses épaisses. Les membres les plus importants des quatre-vingt-seize âmes de Taillecolline sont présents. Le maire, son épouse, le commandant Garli et l'instructeur Borgok. Le corps artisanal est représenté par plusieurs figures comme Dagtur. Reg se place sur le côté, dans la masse de nains qui ont pu suspendre leur travail le temps d'accueillir les invités. 
Au bout d'une quinzaine de minutes, une corne torsadée sort de l'arrière d'un châtaignier. Le conseiller martial elfe apparaît, monté sur une licorne immaculée. À sa suite, également montés, mais à cheval, un couple richement habillé. L'individu masculin porte une armure de grande qualité - en bois, certes, mais d'excellente facture. Une trentaine de suivants marchent à pied, et des mules portent des paquetages colorés sur leur dos. La licorne s'arrête devant le maire nain, et son cavalier pose pied à terre. Sa robe pourpre effleure l'herbe. Il prononce quelques mots de salutations, inaudibles pour la foule de naines, et échange une franche poignée de mains jointes avec le maire en souriant. Les deux elfes suivants descendent de cheval, et se présentent également. Danrist, jamais très loin de Reg, se penche vers elle et parle à voix basse. 
- "J'en ai parlé avec mon père. Le premier elfe, c'est le conseiller martial du roi Vendilin. Il a toujours encouragé des relations amicales entre nos deux peuples. La dernière fois qu'il est venu, c'était il y a vingt ans environ, pour célébrer nos victoires sur les gobelins." 
Le maire salue les nobles elfes, puis tous partent vers les tablées aménagées à l'extérieur. 
- "Les deux derrière, ce sont Italgin Silfikast et sa fiancée." reprend Danrist. "Italgin commande les forces Vendilin septentrionales. Lui et ses hommes seront les premiers à voir des gobelins s'il y en a." 
La plupart des nains observent le groupe s'en aller. Certains se dispersent et partent pour reprendre leur travail, et plusieurs aident les elfes à déballer leurs marchandises. Reg n'avait pas l'intention de rester là à ne rien faire de sa journée. 
- "Il faut que j'obtienne cette permission pour aller en patrouille." dit-elle à son ami. 
Danrist frotte son menton imberbe d'un air penseur. 
- "Il faut que tu la demande auprès du commandant." lâche t-il. 
- "Et comment suis-je sensée lui expliquer que contrairement à tous les autres, je n'utilise pas d'arbalète ? Personne à part toi et Linen ne m'a jamais vu m'entraîner à l'arc." 
- "C'est ton problème, Reg, trouve quelque chose. Je vais aller aider mon père à la pêche." 
Danrist quitte la place.  
 
Note de l'auteur : quelques pages sont manquantes, et racontent comment Reg convainc le commandant Garli de lui laisser l'occasion de faire preuve de son adresse à l'arc, ainsi que la soirée où elle surprend Danrist épier la fiancée d'Italgin et ses servantes nues dans la rivière, sous prétexte d'écouter leur discussion sur la situation actuelle entre les nains et les elfes. Pffff, qui est-ce que ça pourrait intéresser de toute manière ? 
 
    Zigzaguant au milieu de la forêt, les deux nains reviennent à Taillecolline. Reg rejoint sa chambre, mais a beaucoup de difficultés à trouver le sommeil. Allongée, elle fixe la tapisserie bleue qui décore la petite pièce. Demain, les elfes concluent leur visite diplomatique. Après avoir scellé leurs décisions avec le maire, ils repartiront au Nord. Reg est davantage angoissée par le test qu'allait lui soumettre le commandant. À peine quelques jours après les kobolds, voilà qu'elle joue sa crédibilité auprès de ses supérieurs miliaires.
Elle dort quelques heures, et se réveille avec cette sensation caractéristique qui l'envahit quand quelque chose d'important va se passer. 
- "Il n'y a aucun raison que je m'inquiète." se dit-elle. "Je m'entraîne presque quotidiennement depuis plus de dix ans. J'ai au moins le niveau d'un apprenti." 
Elle se lève et prend ses flèches d'arc. Si elle pouvais facilement les cacher dans sa chambre ou son sous gilet, il en était autre chose pour l'arc en lui-même. Elle sort des quartiers silencieux. 
La forteresse est presque déserte, en dehors des gardes qui effectuent leurs rondes habituelles. Reg leur fait signe et sort à l'extérieur. Il fait toujours nuit, mais on devine dans le ciel la légère lueur diffuse du soleil tapi sous l'horizon. La naine se faufile entre les pâtures où le bétail somnole encore. Au Sud de l'entrée de Taillecolline, dans un cul-de-sac végétal, elle retrouve sa cache. L'endroit est complétement camouflé en été grâce à une épaisse végétation. L'hiver, Reg s'entraîne plus loin. Elle fouille dans des branchages, et en ressort son arc et des plumes attachées en un petit fagot soyeux. En attendant que la lumière du jour pointe, elle reprend l'empennage de ses flèches, entamé un autre jour. 
Quand Reg constate qu'il y a assez de lumière pour voir la vieille cible en bois à plusieurs dizaines de mètres, elle se lève, attrape son arc et commence son entraînement. Flèche après flèche, elle en augmente la difficulté. Après seulement une heure, la luminosité est encore moyenne et l'aube réchauffe l'air. 
- "J'ai au moins deux bonnes heures avant d'aller voir le commandant." 
Elle saisit une flèche de sa main gauche, et bande son vieil arc. Un son de métal strident retentit dans la forêt. Reg ne l'a jamais entendu de sa vie, mais comprend immédiatement l'urgence. Une cloche d'alarme, actionnée par une main fébrile. 
Le cœur tambourinant, elle saisit toutes ses flèches et fonce vers le haut de la colline. Arrivée, à bout de souffle, elle regarde en direction de l'entrée de Taillecolline, tapie derrière des fourrés. Avant même de discerner quoi que ce soit, au milieu de cris de nains terrorisés, des hurlements stridents lui font instantanément comprendre ce qui se passe. 
Des gobelins. 
Reg reste figée un instant, incapable de saisir la réalité de la situation. Au moins quarante peaux-vertes hystériques stationnent devant Taillecolline, piétinant pour pénétrer les portes de la forteresse. Au loin, l'un d'eux se démarque des autres, monté sur un bavard roux ; un monstre de plumes au nom trompeur, mesurant plus de deux mètres de haut, avec un bec et des serres taillés en poignards naturels. Il rugit férocement, excité par la barbarie ambiante. Alors que la masse verdâtre s'entrechoque là-bas, Reg se reprend du mieux qu'elle le peut. Vu l'heure, la plupart des nains étaient en train de se lever ou de commencer à travailler. Les gobelins ont choisi un moment adéquat pour surprendre le bastion nain, tout en évitant au maximum un retranchement rapide de sa population.
- "J'ai une arme."
Ces mots résonnent dans l'esprit embrouillé de Reg. Si elle se dirigeait vers Taillecolline, elle allait probablement mourir. Mais en passant par une entrée autre que les portes principales, elle pourrait essayer de couvrir la fuite des autres par le tunnel souterrain de secours.
Elle ne réfléchit pas un instant de plus. Reg passe sur l'arrière de la colline. Il n'y a presque pas de vent, et les seuls bruits audibles sont le chaos étouffé des gobelins de l'autre côté. Les conduits d'aération sont rares et extrêmement bien camouflés au sein de la forteresse, mais Reg connait l'emplacement de l'un d'entre eux. Elle file dans les taillis, quand deux bruits secs la font se jeter à terre. Deux carreaux d'arbalète l'ont manquée de quelques mètres et se fichent dans la végétation environnante. Elle se retourne, et aperçoit les deux auteurs des tirs. Il était évident que les gobelins allaient faire surveiller les alentours, mais Reg n'y avait pas pensé. Prestement, elle bande son arc et tire une première flèche. Le peau-verte le plus proche s'étrangle avec le projectile fiché entre ses clavicules. L'autre hurle de rage. Au lieu de recharger sa lourde arbalète en cuivre, il la jette et dégaine son épée courte. Reg se retourne et reprend sa course effrénée avec son assaillant aux trousses. Elle l'entend jurer dans sa langue nasillarde en faisant bruisser la végétation sur son passage. Là ; elle croit reconnaitre l'endroit, mais n'en est pas certaine. La naine fait volte-face et saisit sa dague. Le gobelin ne s'arrête même pas et charge dans un accès de fureur. Reg pare le coup d'épée, s'écarte et plante sa lame dans les côtes de la créature. Celle-ci gémit et trébuche. Il se retourne, recule, peine à se relever. 
- "Je ne le laisserai pas s'enfuir." pense Reg, l'esprit bouillonnant. "Il me tuerai s'il le pouvait." 
Elle s'avance rapidement. Le gobelin lève son épée, mais paniqué, il se laisse déborder. Un nouveau coup de dague le touche à l'épaule, puis sa gorge est tranchée net. 
- "Sans remords." murmure Reg, déjà en train de chercher la bouche d'aération. 
Des cris gobelins viennent de l'Ouest. Elle trouve le conduit, une ouverture évasée soutenue par des bardeaux de bois. Elle a à peine la place d'y passer. Son arc la gêne, mais elle ne peut pas s'en séparer. Reg descend du plus vite qu'elle peut dans la cheminée qui tombe à pic, ses coudes et les paumes de ses mains écorchés par la roche. Au bout de la descente, les couloirs du quartier des artisans. 
La naine s'arrête pour écouter les bruits ambiants. Aucun signe de gobelins proches, mais elle doit se dépêcher. Elle se laisse tomber sur le sol, se relève prestement, arc bandé. Personne. Des échos de saccage résonnent dans les corridors.. On dirait que les assaillants sont retenus quelque part. Peut-être que les habitants sont parvenus à s'enfuir. Reg coure dans la directement du tunnel d'évacuation. Au fur et à mesure qu'elle s'en approche, elle entend le bruit distinct d'un combat de mêlée. À proximité directe, elle bande à nouveau son arc et dépasse l'angle d'une intersection. 
Le combat n'est autre que celui du commandant Garli, aux prises avec trois gobelins. Ils sont mieux équipés que ceux que Reg a occis à la surface. Profitant de l'élément de surprise et dans un instant de grâce, celle-ci décoche une flèche qui transperce la colonne d'un des ennemis qui lui tournait un dos mal protégé. Il s'effondre. Le commandant a à peine le temps de réaliser ce qui vient de se passer - il accuse un coup de masse en plein dans sa cuirasse d'acier. L'armure claque dans un bruit métallique, et il recule, le souffle coupé. Une seconde flèche vole, mais rate sa cible. Reg passe à une autre tactique. 
- "GOBELIN !" crie t-elle vers eux. L'un des deux tourne la tête, et prend conscience que l'un de ses compagnons est étendu à terre derrière lui, une flèche fichée au milieu du dos. Il déporte un regard assassin vers Reg. Ses cheveux rouges hirsutes dépassent de la coque en cuivre qui lui couvre le crâne. Bien armé et sûr de lui, il se lance sur la naine. Celle-ci décoche un projectile, mais il ricoche comme une fétus de paille sur la cote de mailles du gobelin. Elle prend sa dague en main et se prépare au combat rapproché. Cette fois, toutes les chances sont contre elle. Le gobelin fait valser sa lourde masse cylindrique. Reg évite un, deux coups de justesse. Elle ne voit pas d'ouverture pour contre-attaquer. Elle recule, et son ennemi vise la tête. La masse s'écrase avec fracas et fend la roche du mur devant lequel elle était acculée. Reg en profite immédiatement et entaille le bas de son abdomen. Le gobelin glapit, mais l'empoigne par les cheveux et la soulève violemment. Il la projette contre le mur. Reg ne lâche pas sa dague, mais peine à réagir sous le choc. Le gobelin ressaisit sa masse, et un cri de charge retentit. Le commandant Garli se jette sur lui, et avec la vitesse de sa course, se fracasse sur sa cible en le retournant dos à Reg. Elle n'en demandait pas plus. Rassemblant ses forces, elle se lève rapidement et le poignarde dans la nuque alors qu'il levait le bras en direction du nain. Il lâche sa masse et tombe. Reg jette un œil dans le couloir. Le troisième gobelin gît, le visage découpé d'un coup de hache. 
- "Où sont les autres ?!" 
Le commandant se redresse, le souffle encore court, la tempe colorée d'un filet de sang essuyé dans la précipitation. 
- "Tous ceux qui ont pu être sauvés sont déjà dans le tunnel. Je couvrais leurs arrières et j'ai été surpris par ces idiots. La porte des halles est bloquée, mais il y a des gobelins qui sont passés au travers." 
Les chocs sur les portes et les battements frénétiques des pieds des gobelins sur le sol se font plus forts. Avant que Garli n'ouvre à nouveau la bouche, un énorme fracas résonne, suivi des cris de la harde. 
- "Ils sont à quelques corridors. Courons !" 
Les deux nains détalent. Alors qu'ils approchent des tunnels miniers, des pas lourds résonnent et un rugissement terrifiant retentit à l'arrière. À une cinquantaine de mètres, l'intersection de deux voies : l'une est la voie d'évacuation vers un tunnel aux herses fortifiées qui scellent le passage derrière elles. L'autre est le chemin vers les mines et les galeries sauvages qui plongent vers le monde souterrain. Reg et Garli courent à toute vitesse. Les pas monstrueux se rapprochent, et il y a un nouveau rugissement très clair. La naine jette un œil en arrière. Un bavard écarlate les poursuit, le corps jeté en avant. Il va au moins deux fois plus vite qu'eux, et les rattrape rapidement. Le commandant l'aperçoit aussi. Le géant fond sur eux. 
- "REG, JE VAIS ..." 
- "COUREZ !" hurle t-elle. 
Sur ces mots, elle pousse le guerrier en pleine course vers les escaliers d'évacuation. Ahuri, il perd l'équilibre et s'engouffre dans la descente. Reg vire immédiatement à droite. Le bec du bavard claque, et victime de sa vitesse, il heurte lourdement l'angle du couloir. Il se relève frénétiquement et émet un cri guttural. La naine coure aussi vite que ses jambes le lui permettent, son corps chargé d'adrénaline. Le bavard regagne du terrain. L'entrée des cavernes est toute proche - une entrée qui, à l'inverse du tunnel d'évacuation, peut être scellée depuis l'intérieur pour protéger la forteresse des menaces souterraines. Elle passe un nouveau virage qui ralentit la bête. Au fond de l'allée, entre les fresques gravées dans la roche et la lueur chancelante des torches, elle aperçoit le manche du levier qui actionne la chute du pan en bois lourd au travers de la voie. Reg ne pense plus et ne sens plus rien. Ses jambes bougent seules. Elle s'attend à tout instant à se faire déchiqueter par le bavard. Quinze mètres. Cinq mètres. Elle tend le bras, remonte le levier, se jette en avant. Un vacarme assourdissant retentit, elle heurte la pierre et roule dans tous les sens. Les yeux fermés, les muscles tétanisés et les tempes battant la mesure de son pouls effréné, la naine est figée au sol. Un lourd silence s'abat. 
On entend un dernier rugissement étouffé derrière le battant massif qui scelle le passage. Reg reste un moment à terre, tremblante. Dans le petit tunnel où les dalles sculptées laissent place à la roche nue des souterrains, elle s'assit dos au mur, et place sa tête entre ses deux mains endolories. Elle tourne brièvement le regard vers l'obscurité totale des cavernes. 
Survivre miraculeusement à des gobelins et à des bavards géants pour se retrouver coincer dans le monde souterrain, sans aucune sortie connue depuis Taillecolline. 
- "Au moins ai-je sauvé le commandant ." se dit Reg. "Le tunnel de sortie mène à des lieues d'ici. Mes camarades vont sécuriser le et échapper à la harde gobeline."
Elle, n'a plus qu'à choisir comment mourir. Rester ici et se déshydrater lentement, ou tenter une chance inexistante en partant dans les grottes. Elle sait que les tunnels partent dans différentes directions, plus ou moins explorées. Elle se relève, les jambes encore chancelantes. Il n'y a que deux torches accrochées au mur. Elle mouche l'une d'entre elle, et regarde l'épaisseur de l'enduit bitumineux qui lui permet de brûler. Une quantité moyenne - de quoi peut-être s'éclairer quarante-huit heures. Elle n'a pas vraiment le choix. Son flambeau dans une main, et l'autre éteint sous le bras, elle pénètre dans les cavernes d'un pas aussi pressé que ses jambes le lui permettent. 
 
 
II. Dévolu
 
    Les grottes sont silencieuses, en dehors de bruits de ruissellement et du son des gouttes d'eau tombant sur les rochers. Les tunnels ne sont pas très grands, et couverts par endroits de mousses et de champignons colorés. Tout ce que Reg voit se résume aux six mètres devant elle, et tout ce qu'elle entend, à ses pas et à l'eau qui coule. Au fur et à mesure de son avancée, des vieux panneaux en bois pourri indiquent les chemins selon l’intérêt que leur ont trouvé les nains. "Houille", "Gouffre", "Non cartographié", "Fer". La naine va vers les sous-sol inexplorés. Parfois, elle traverse des salles ou des intersections avec des ruisseaux en contrebas. Des petites chauves-souris fongivores volent sur son passage. Sa marche silencieuse et sans but dans cet environnement figé lui donne l'impression que le monde s'est arrêté, et qu'elle fait du surplace. Elle perd la notion du temps. Ne sachant pas trop à quoi penser, elle se remémore des scènes banales de sa vie quotidienne, comme lorsqu'elle allait à la pêche avec Danrist, ou ces longues heures à empenner des flèches. Elle tente de garder l'angoisse à l'écart. 
Elle marche, rapidement, ne s'arrêtant que pour étancher sa soif aux minuscules cascades d'eau de roche. Une fatigue lancinante l'envahit, mais elle ne prend pas de pause. Le temps lui semble une éternité. Il n'y a plus de panneaux en bois, que de de la roche vierge et muette. Son esprit se hasarde et s'égare. Reg commence à trébucher sur les aspérités des pierres. Sa torche a un éclat un peu amoindri, ou du moins elle croit en avoir l'impression. 
Au bout d'un moment, elle se prend trop souvent les pieds au sol et manque de tomber. La naine hésite à s'arrêter, mais n'a aucune idée du temps passé ni de la distance qu'elle a parcouru. Elle décide de continuer jusqu'à l'extinction de sa torche. 
Une autre éternité semble s'écouler. Chaque pas est une épreuve, et en plus des douleurs musculaires, l'estomac vide de Reg commence à se tordre. La lueur fléchissante de la torche n'aide pas à pallier à la fatigue. La naine commence à se demander pourquoi elle persiste, alors que ces souterrains font plusieurs fois la taille des continents sous lesquels ils serpentent. Lorsqu'elle passe au dessus d'un précipice ou d'un cours d'eau, elle pense à s'y jeter pour abréger cette errance. Mais elle ne peut s'y résoudre, et continue. 
Lorsque sa torche est presque éteinte, elle s'arrête net, et la fixe avec des yeux inexpressifs. Avant que le tissu braisé ne s'éteigne, elle y colle la seconde torche. Celle-ci s'embrase, et fait à Reg l'impression d'une exécution retardée. 
La naine ne parvient pas à repartir. Elle s'assied à terre, au milieu de nulle part. Ses jambes brûlent et sont parcourues de fourmillements douloureux.
- "Cela ne doit faire qu'une journée que je marche. Je n'ai pas le choix. Je dois continuer."
Elle se repose brièvement, jusqu'à ce que ses muscles la lancent et deviennent durs comme du marbre. Se relever lui fait un mal de chien. Elle reprend sa marche du plus rapidement qu'elle le peut, et longe les mêmes couloirs interminables. Parfois, elle doit passer à genoux, ou escalader une formation rocheuse. Une ou deux fois, elle tombe sur un cul de sac. La faim et la fatigue la tenaillent, mais à chaque fois qu'elle pense à s'arrêter, la vision de sa flamme vacillante l'angoisse. 
Le temps passe, et comme pour la première torche, la lumière décroît petit à petit. Reg n'en peut plus. Elle a un équilibre précaire et les forces lui manquent. Elle persiste, comme pour honorer son flambeau qui lui a octroyé sa vision pendant tout ce temps. 
Lorsque la flamme de celui-ci se meurt, la naine se laisse tomber, genoux à terre. Elle voit l'enduit de poix se ternir, tari. Elle approche sa main, comme pour saisir ces derniers instants de lueur. L'endroit où elle se trouve est comme celui où elle se trouvait à son point de départ. Humide, froid et quelconque. Même si elle savait qu'elle allait mourir depuis l'instant où elle s'est retrouvée bloquée derrière cette porte, voir son feu s'évanouir la remplit de terreur.
La braise s’éteint. L'obscurité est totale. 
Reg se recroqueville près d'une paroi rocheuse. Elle pense à ses amis, Danrist, Linen, Gemedon. À son vieil instructeur, et au commandant qui disparait dans l'escalier où elle l'a poussé. Même avec le peu de forces qu'il lui reste, elle n'est pas encore morte. Elle pose le flambeau éteint du côté où elle est arrivée, puis se pelotonne tant bien que mal sur le sol dur et mouillé. Elle somnole, parvient à dormir par intermittence. Combien de temps, impossible à dire. Lorsqu'elle reprend conscience dans un état second, elle oublie un instant ce qui s'est passé, et croit qu'elle s'est réveillée dans sa chambre après s'être assoupie au pied de son lit. C'est le contact avec une flaque d'eau qui lui rappelle brutalement la situation. 
L'oreille sur la pierre, quelque chose, en dehors de sa condition misérable, la perturbe. Il y a comme un tintement extrêmement lointain qui coure dans la croûte terrestre. Reg pense que son esprit lui joue des tours, et que ce n'est que le bruit d'une goutte d'eau rebondissant sur la roche. Mais cela lui donne un infime espoir, la rattache à la réalité.
- "Je suis stupide." pense t-elle. "C'est la fin." 
Elle se relève très lentement, ses muscles ankylosés. Après avoir bu quelques lampées d'eau, elle cherche son flambeau. Elle le saisit, et part péniblement dans la direction opposée. En tâtonnant, elle progresse, la torche éteinte comme un guide dans l'obscurité. Elle se laisse parfois porter par un mur, et écoute les bruits. Le tintement se fait plus fort à chaque fois, de façon quasi-imperceptible. Reg retombe sur des cul-de-sac. Elle revient chaque fois en arrière, et essaie d'autre passages. La force du son étrange qu'elle entend la guide et la pousse à continuer. Il commence finalement à être audible. La naine croit reconnaître des coups de pioche - que cela soit d'une créature amicale ou d'une monstruosité, peu lui importe. Cela mettra un terme à ses souffrances d'une façon ou d'une autre. 
Dans le noir, elle suit ces coups réguliers. Ils commencent à résonner autour d'elle. 
Finalement, elle croit voir les contours des roches environnantes. Son cœur bondit, comme si elle avait perdu la vue il y a dix ans. Reg suit la lumière. L'origine des coups de pioche est à proximité. Elle arrive à une alcôve, avec des affaires en tissu à terre, et surtout, un feu.

2 commentaires:

Lily a dit…

Ravie de vous revoir sur ce blog (qui me sert encore de Bible dès que je me remets à Dwarf Fortress).

J'ai essayé Spellcaster il y a deux trois mais je m'en suis lassée assez vite. A voir avec les mises à jour qu'il y a eu depuis...

Ariat a dit…

Merci Lily !
Spellcaster est un jeu avec un gameplay assez unique, et je ne suis pas surprise que pour certaines personnes, la sauce ne prenne pas, et que ce soit un jeu de cartes plat. Pour ma part, je pense que tout mon plaisir vient de l'optimisation des résultats des élèves et des écoles de magie.